les traits de la brume + Delancy

    J'vous jure, c'est comme une mauvaise habitude. C'est indéniable, je sens toujours cette colère gronder comme un éclat de fureur dans mon palpitant. Je flaire le dégoût exclusif que m'inspirent les humains tous les jours, et jamais je ne manque l'appréhension prenant ma gorge en étau chaque fois que je m'approche des frontières terrestres. Pourtant plus je m'avance, plus proche encore je reviens le lendemain. C'est plus fort que moi, je suis envoûté par mon propre intérêt. Je soupire d'ennui alors que ma nageoire me pousse à humble vitesse vers les côtes, plus proche encore de la surface. Comme souvent à cette heure ici, mes pensées volent vers mon enfant et ma compagne disparues. Après presque deux décennies, j'en viens à la triste conclusion que je ne suis décidément pas capable de lâcher prise. Le temps étant passé, je ne plus prétendre les chercher activement, espérant réellement les retrouver comme j'ai pu le faire quelques années auparavant. Mais si on parle toujours de mes stupides habitudes, on peut associer mes regards scrutateurs et mes chants d'appels à cela. J'ai retourné les océans, frisé les bas-fonds, alors si elles ne sont pas mortes, je crains l'inévitable dernière option. Il ne me reste plus qu'un dernier lieu à explorer. Le territoire humain. Il serait dur de résumer en quelques mots l'effet que cela me ferait de les savoir coincées là. Mais c'est plus ou moins la raison pour laquelle je ne me fais pas à l'idée de tourner la page; s'ils se trouvent qu'elles soient toujours vivantes, elles pourraient avoir besoin de mon aide. Cela pourrait être aussi parce que je suis sentimental, mais on en retiendra que la première option me plait plus.

    Me voilà, le visage émergeant lentement de l'eau, plus proche que jamais de la terre humaine. La nuit étant tombée, je ne m'attends pas à croiser âme qui vive ici, mais rester sur gardes demeure une de règles les plus élémentaires. Malgré celà, j'appréhende ma propre tentation de sortir de l'eau pour une première fois. C'est une lutte continuelle entre ma curiosité et mon insécurité. Mais je suppose que je peux me permettre de poser mes coudes sur ce bois. Je pense que ça passe aussi si je me hisse hors de l'eau, juste un peu tant que je ne la quitte pas complètement. Juste un peu. Ceci dit, j'avais à peine commencé à me hisser qu'une jeune fille humaine fait irruption. Je trouve le temps de rouler les yeux, Karma, sale poufiasse.

   C'est un gros service ce soir. On est samedi, il est près de deux heures du matin, et je me retrouve encore à vendre des fish and chips et à servir des pintes de bière. Solweig à remarqué que je commençais à fatiguer, et même si je n'ai pas cours demain, elle à pris la relève le temps que j'aille prendre un peu l'air. Je la remercie d'un petit sourire et passe par derrière pour m'asseoir sur les marches, mais voyant un couple en pleins préliminaires déjà là, je rebrousse chemin. Il ne me reste pas beaucoup d'options pour avoir la paix, les clients ne comprenant pas toujours qu'une fois sortie du café, je ne suis plus à leur disposition. Je décide alors d'aller me balader le long de la petite marina, même si j'aurais des ennuis si ma mère apprenait ça. Ta monstrueuse nature pourrait se réveiller, dirait-elle. Et tu ne veux pas que ça arrive dit moi... Tu ne veux pas faire du mal au gens comme ta créature de mère à tué mon époux qui t'as sauvé de ses griffes. Et au fond de moi, je sais qu'elle à raison. Mais ma mère est à la maison à faire ses papiers et ce n'est qu'une petite balade, rien de plus.

Je regarde l'océan, éclairé par la lumière blanche de la lune et par celle des lampadaires oranges. Une brise fraîche caresse ma peau et l'odeur de l'iode emplit mes narines. Je prends une grande inspiration, et me force à ne pas regarder la noirceur de l'eau ondulant sous mes yeux tout en m'appuyant sur la palissade. Cette noirceur est tienne, dit une petite voix au fond de moi que je m'empresse de chasser. Ça me fait penser à mes cours de littérature : je suis actuellement le docteur Jekyll mais quand donc Mr. Hyde prendra le dessus ? J'espère qu'avant ça, je trouverais une solution pour m'empêcher de faire du mal à ceux que j'aime. Et pour empêcher ces créatures de faire du mal à d'autres innocents. Mon téléphone vibre dans la poche de mon tablier et met court à mes pensées. C'est un message de ma mère justement : Laisse Solweig fermer et rentre te coucher si tu veux, chérie. Je décide de ne pas lui répondre tout de suite, d'attendre un peu, de profiter de l'air salé sur mon visage et dans mes poumons.

La réaction la plus logique et primaire à avoir aurait été de replonger immédiatement dans l'eau et ne plus jamais revenir. Une autre option intéressante pourrait être de lui sauter à la gorge immédiatement et la traîner dans le plus profond des abysses. Mais rien de tout cela n'arrivera parce qu'avant même que je ne puisse lever les yeux vers elle, mon instinct me fait parvenir qu'elle fait part avec les miens. J'abandonne néanmoins mon idée farfelue de grimper sur la terrasse et retourne sagement dans l'eau. C'est quelque chose de collectif, nous nous reconnaissons entre nous. L'un des miens ? Je savais que certaines sirènes décidaient de vivre sur terre, mais en ces temps dangereux... vraiment ? Celle-ci doit être là depuis plus longtemps, ou bien est-elle inconsciente. Je décide alors de rester, possédant trop de questions à poser concernant le monde humain pour seulement faire demi-tour comme ça. C'est une aubaine pour moi. Levant le regard vers la sirène originelle, je m'apprêtais à me présenter avant de l'arroser d'interrogation lorsque quelque chose dans son regard interpelle un vieil instinct enfouis en moi.Interloqué, je questionne mon corps. Que se passe t-il ? Qu'est-ce ? Plus je l'observe, plus ce sentiment prend d'ampleur, et plus encore je deviens confus. C'est impossible, je refuse de le croire. Mon corps animal me prouve le contraire mais ma raison ne peut tout simplement plus l'imaginer. Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Emu, je m'éclaircis le gorge, ça pourrait me donner un air d'aliéné, mais je dois le tenter. Mais que suis supposé dire ? C'est pas comme si j'avais préparé un speech de retrouvailles. Pas comme si j'avais pu croire que c'était encore possible.

« Saha ? C'est... moi. » Foutre... je ne sais même pas si les sirènes peuvent se comprendre sous des formes différentes ! Puis après tout ce temps il est encore moins sûr qu'elle se souvienne ni de son prénom ni même de qui diable est "moi". Je mords la lèvre de frustration. Si j'ai le sentiment de faire face à mon enfant, bien dans le fond des tripes, j'imagine qu'elle doit avoir la même intuition.

Je prends une grande inspiration. Une énième. Je jette un coup d'œil derrière moi ; Solweig s'en sort sans peine avec les clients. Je frissonne légèrement quand le froid nocturne vient caresser ma nuque. Il serait temps que je rentre oui, avant d'attraper la mort.

Je crois entendre un bruit. Une voix plutôt. Enfin pas exactement une voix comme celle des hommes d'Alaska. Une voix qui parlerait une autre langue, plus ancienne que le monde, que je parle sans même le savoir... « Delancy ? C'est... moi. » Mon prénom sans vraiment l'être. Ce n'est pas Delancy à proprement parlé, avec ses trois syllabes et ses voyelles. Non, c'est une suite de sons, que je reconnais comme m'appelant personnellement, mais ce n'est pas mon prénom humain. Avant même de réaliser quoi que ce soit, je me penche et regarde dans l'eau d'où vient la voix. Un homme, pour du moins ce qu'il en ressemble, m'observe avec un regard bleu glacé. Mon instinct monstrueux me confirme qu'il s'agit également d'une créature semblable à celle que je suis, pas besoin d'en voir la queue pour en avoir la certitude.

Mes pensées s'enchaînent rapidement, peut-être même trop vite. J'ai redouté ce moment pendant très longtemps. Celui où ils me retrouveraient. Ma mère m'a dit que c'était une des raisons pour lesquelles je dois éviter d'aller au bord de l'eau. Quelle idiote, je devrais vraiment l'écouter, quand elle va savoir ça... Non. Non, elle ne va pas le savoir. Je vais faire fuir la créature, et je vais faire en sorte qu'elle ne revienne pas ici. Sans même que je ne comprenne ce que je suis en train de faire, un feulement rauque sort de ma bouche, sifflant comme un chat en colère. « Je ne sais pas qui tu es, mais tu ne devrais pas être là. Part !» Personne ne doit nous voir, encore moins lui.

    Je tique, la communication à plutôt l'air efficiente. Sans prêter attention aux circonstances et dangers, j'observe la jeune sirène se tenant devant moi. De longs cheveux blonds, un teint clair et des lèvres rouges... elle me paraît si... humaine. Sans cette intuition pour me souffler sa véritable nature, j'aurais été autant abusé que les bipèdes sur terre. Saha. J'ai... je ne comprends pas. Comment est-ce possible ? Comment peut-elle être encore en vie ? Sur terre ! Toutes ces années... Mais l'atmosphère se fait tendue, l'heure n'est décidément pas aux retrouvailles. Saha ne semble pas me reconnaître et je ne peux pas vraiment lui en tenir rigueur, même si, dans le fond, ça blesse. Chose rare, je ne sais ni quoi dire ni quoi faire. Finalement, c'est elle qui prend les devants, feulant. « Je ne sais pas qui tu es, mais tu ne devrais pas être là. Part ! » C'est à mon tour de cracher, courroucé. Peut être parce voir ma fille feuler contre moi m'agace ou peut être parce que l'entendre déclamer que ne j'ai rien à faire ici m'irrite, c'est sûrement un peu des deux. « Tu ne devrais pas être là non plus ! » Sans m'écarter pour le moins du monde, je sens l'effet de surprise se dissiper et ma conscience se faire plus encline à réfléchir. Que dois-je faire ? Je ne peux pas repartir comme si de rien n'était, après toutes ces années et toutes ces questions, ce serait stupide. Elle ne sait même pas qui je suis ! Je détourne le regard, consterné. Peut être est-ce une bonne chose. Peut être vaut-il mieux pour elle que nous en restions là, je ne peux pas ignorer ces deux dizaines d'années passées. Je serrais la mâchoire, luttant contre un désir égoïste gonflant en moi, celui d'avoir les retrouvailles que j'avais si longuement souhaitées. Mes yeux reviennent à elles, « Viens. » Je m'écarte du bord, regagnant de la profondeur. Je ne la lâche pas du regard, tâchant d'éprouver dans ses yeux les mémoires dont le destin m'avait privé la présence. « Que sais-tu au juste, que sais-tu de toi-même ? »